Wednesday, March 3, 2010

TOUTOUNE APPELEE TOUTOU

TOUTOUNE APPELEE TOUTOU


A la différence des chats domestiques devenus sauvages et des souris devenues domestiques, l'appartenance à une maison d'un chien domestique ne fait pas de doute. Il ne bouffe que ce que vous lui donnez et il ne laisse des traces que là où vous l'y autorisez.
Lorsque nous n'avions encore ni Lucka, ni Véronika et que nous nous rendions tous les deux avec Janina en vacances à Orava, un été tante Emilie nous fit don d'un petit chiot.
Elle ne savait pas quoi en faire tandis que pour nous il devint un compagnon idéal. Alors que nous avions nos lits aux deux coins opposés d'une pièce grande comme une boîte d'allumettes, lui dès le petit matin il passait son temps à courir entre Janina et moi, il se cachait dans nos sacs de couchage et puis lançait son sempiternel regard curieux.
Nous le trimballions partout avec nous et c'était justement cela la source de tous nos problèmes ultérieurs. Une fois, alors que nous montions ce chiot par le chemin carrossable vers notre chalet, il se débattait dans nos bras, griffait et souhaitait s'échapper.
Mais moi, peu au fait des besoins des chiens, je pensais qu'il s'agissait d'une tentative de fuite et donc je ne lâchais pas le chiot tant que nous n'étions pas rentrés à la maison.

A la maison, je l'ai jeté sur le sac de couchage posé sur le lit. Notre chiot l'a compris comme une incitation et y a fait une petite flaque, ce dont il avait manifestement envie déjà avant.
Nous avons « sermonné » le chiot, nous avons essuyé et lavé le sac de couchage et tout cela pourquoi ? Pour que nous constations qu'il était impossible d'effacer de sa mémoire le repère d'où aller se soulager et qu'il persista depuis à aller sur ce sac de couchage à chaque petite commission.
Plus tard ça m'a beaucoup rappelé un programme informatique nouveau où une fois programmée une instruction fausse, vous ne cessez de vous étonner de voir combien elle se corrige et s'efface difficilement.

Quand Lucka est née, le chiot était déjà devenu un petit chien, et pour empêcher qu'ils ne se mordent par inadvertance (vous savez bien que les petits enfants mettent tout dans la bouche) le chien avait son espace réservé dans le cellier.

En une nuit il y causa un tel bazar qu'il fut chassé dehors sous la véranda jusqu'à la fin de notre séjour estival. A la fin de l'été, nous sommes rentrés chez nous, à Bratislava, et avons peu à peu oublié le chien. Mais lui ne nous oublia pas. L'été suivant, lorsque nous avons grimpé la colline menant à notre maisonnette, le chien nous attendait devant la maison de tante Emilie. Il remuait la queue avec enthousiasme et ne nous a plus lâché par la suite.
Toutou n'était jamais attaché, de telle sorte que quelle que soit la saison où nous apparaissions, il nous accompagnait jusqu'à la maisonnette et montait fidèlement la garde jusqu'à ce que nous partions. Avec le temps nous avons compris que Toutou était en fait Toutoune Puntica. Il était impossible de l'ignorer, entre autre parce que le joli chiot s'était transformé en une chienne peu attirante, ce jugement n'étant en toute évidence que le reflet de notre échelle humaine de valeurs esthétiques.

Elle rencontrait un succès extraordinaire auprès des prétendants locaux. La dernière fois que nous l'avons vue, un beau chien noir se trainait derrière elle.

Toutoune Puntica, telle une dame, le tenait à distance et s'attachait consciencieusement à son rôle de gardienne de notre résidence d'été.

L'impossibilité de l'ignorer était également dûe au fait que de temps à autre elle exigeait une bonne dose de caresses et y tenait avec une ingénieuse persévérance féminine.

Comme si elle voulait dire (excatement comme les femmes) : « je m'offre toute entière, mais je voudrais être sûre qu'en ce moment même quelqu'un l'apprécie ». À ce moment-là il faisait un temps printanier, chaud et agréable.

J'étais assis devant la maisonette du côté ensoleillé sur un vieux banc tout abîmé exactement du même genre que ceux qui conviendraient aux postérieurs des retraités.

Mais cela ne me gênait pas de me ranger ainsi clandestinement dans la catégorie d'âge et de poids bien supérieure.

C'était une douce sérénité. Un après-midi de printemps où une ambiance un peu comme à la mer s'installe sur notre versant exposé au vent. Le soleil s'appuyait sur la maison et le banc, les sept tilleuls centenaires entremêlés avaient de quoi bruisser au-dessus du toit de notre maison en bois et devant moi, devant la clôture, se tenaient deux chiens.

Toutoune Puntica, qui après une bonne dose de tendresses, à cause de la quelle j'avais mal au bras à force de caresses, manifestait son utilité en se vautrant dans l'herbe tout en gardant un oeil vigilant et qui de temps en temps flairait au cas où quelqu'un s'approche.

A côté d'elle était allongé un beau chien noir, qu'elle tenait encore à distance mais qui savait déjà qu'il serait sûrement bientôt accepté. J'étais fier de cette Toutoune. Un tel bâtard qui se préparait à un si bon mariage... Je ne me doutais pas alors qu'une si merveilleuse illustration de la loi de Darwin sur la sélection sexuelle du meilleur et sur la nécessité de survie des espèces serait le dernier argument qui serait fatal à Toutoune Puntica.

Mes cousins, les fils de tante Emilie sont arrivés cet été à la conclusion que Toutoune était trop féconde. Ils n'avaient pas envisagé une quelconque castration ou un traitement contraceptif canin. Mais ils savaient qu'ils ne voulaient pas nourrir trop de chiens pendant tout l'hiver. Et ils ont eu la preuve qu'avec Toutoune ils en auraient toujours de trop.
A la fin de l'été, un des fils de tante Emilie est passé du côté de chez nous. C'est toujours l'occasion d'offrir un petit verre, de s'asseoir sous les frênes du côté jardin de notre chalet. On s'est servi un verre, on a bu, on s'est servi de nouveau et j'ai demandé :

''Alors, comment ça va.''

Je ne connais personne qui puisse vraiment s'attendre à apprendre quelque chose lorsque cette question est posée sur un ton affirmatif. Mais moi, j'ai appris quelque chose et je n'ai vraiment pas apprécié. Nous avions accueilli tout l'été des amis de Bratislava et nous n'avions même pas remarqué que parfois, Toutoune s'éloignait. C'était normal. Ce qui ne l'était pas, c'est que cette fois, elle ne revenait pas.

''Nous l'avons zigouillé ce matin. Mon frère, celui de la police, est venu passer ses vacances ici. Alors nous l'avons emmenée en forêt. Elle n'a pas dû souffrir. Mon frère n'a pas mégoté, il a vidé tout son chargeur...''

Ca m'a coupé le souffle. Ensuite j'ai dû dire quelque chose, qui ne devait pas être agréable et avait en tout cas été prononcé trop fort, car Janina, inquiète, est sortie de la maison pour venir vers nous.

Mon cousin regardait le fond du verre que je ne remplissais plus et essayait de me réconcilier avec la logique implacable de ceux qui à la différence de nous, citadins, vivent encore au moins partiellement avec la nature.

„Ca ne servirait à rien. Elle avait trop de chiots.''

Cela me bouleversa. En tant que biologiste, je sais que les reproducteurs les plus prolifiques doivent être récompensés selon leur mérite. Car le royaume du futur leur appartient. Ils sont les détenteurs de la perpétuation de l'espèce. Et Toutoune Puntica était des leurs. Elle était cette bâtarde qui mettait au monde de beaux chiots en pleine santé, issus des chiens les plus vigoureux.

Il est terrible de voir comme nous, les humains, sommes capables de bafouer cette loi éternelle de sélection naturelle d'un seul coup de fusil. Et de faire des premiers les derniers.

„Réfléchis,“ m'a dit mon cousin avec la patiente ammabilité de celui tristement conscient qu'il parle avec un partenaire dénué de sens pratique et donc de jugement, „ce n'était qu'une bâtarde, sale et moche comme il y en a des milliers dans tous les villages. Qu'est-ce que tu lui trouvais de si magnifique?“

En tant qu'homme dénué de sens pratique, avec sa propre version de jugement, j'avais la réponse toute prête. „Elle nous aimait et elle avait des yeux humains...“

Nous n'avons pas fini la bouteille et le verre est resté vide. Une semaine plus tard, les cousins nous ont envoyé un petit chiot. Le fils de Toutoune et de cet élégant chien noir. C'était un beau petit chien noir plein de poils. Mais ce n'était plus pareil.

Traduit par Antoine Bienvenu

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