Wednesday, March 25, 2009

CHAUSSURES EN DAIM

CHAUSSURES EN DAIM
 
Cette histoire sur les chaussures qui m'ont rendu de bons services pendant douze ans, si j'étais Elvis Presley, je vous la chanterais. J'aimais les miennes au moins aussi fort qu'Elvis les siennes dans sa chanson " Blue Suede Shoes ". Mes chaussures étaient gris argent, souples, fines, confortables, montantes jusqu'aux chevilles. Je les ai achetées dans une coopérative de cordonniers invalides, dans la ville de garnison ou je faisais mon service militaire, juste avant de retourner a la vie civile apres l'année de service obligatoire. Elles étaient étonnamment bon marché, mais c'était du travail de bonne qualité, fait main - et c'est de cela qu'il s'agit dans cette histoire.

Il est terrible de voyager a travers un pays sortant a peine du Moyen Âge, comme par exemple l'Inde. Mais il est plus terrible encore de voyager a travers un pays qui est retourné au Moyen Âge a la suite de guerres fratricides, comme cela est arrivé en Géorgie. Un pays qui meme dans la misere du régime communiste avait su rester une oasis d'abondance, voire de surabondance, et que notre expédition d'écrivains a trouvé dans un état d'apathie et de déliquescence totale. Tout le pays semblait paralysé. Imaginez par exemple un camion passer devant vous : sur le réservoir de fioul il y a une telle couche de terre que des touffes d'herbes y poussent déja. Les vitres du car qui transportait notre expédition d'écrivains étaient perforées par des balles. Dans ce pays, on ne remplaçait pas les vitres felées ou trouées des voitures (et on en voyait tout le temps) car on n'avait pas de quoi. Cette conférence littéraire a été l'une des aventures les plus sauvages que j'ai jamais vécues a l'occasion de ce type d'événements. Durant la conférence nous avons acquis petit a petit la certitude que nos jeunes collegues, les organisateurs géorgiens, refusaient tout appui officiel de l'état (alors que l'un d'entre eux avait été ministre de la culture du précédent gouvernement !). Ils comptaient surtout sur l'aide financiere de leurs amis. Mais le solide cercle d'amis tout a fait géorgien était constitué en majeure partie d'acteurs de ce qu'on appelle le marché noir, voire l'économie grise (et c'est peu dire). Leur soutien a la littérature fut remarquable mais également assez original (et c'est encore peu dire). Chaque jour une voiture différente venait, toujours d'une marque étrangere de luxe, et ses occupants nous livraient une caisse de whisky et des cartons de cigarettes Marlboro. Ils supposaient, évidemment, que c'était le combustible essentiel de nos activités et discussions littéraires. C'était une sorte de manifestation semi privée et je devais admettre que la Géorgie était probablement le seul état au monde ou la littérature jouissait d'une telle importance meme pour la mafia locale. Dans un tel environnement on peut bien imaginer que le programme de notre conférence ait été imprévisible. Il arrivait que nos organisateurs géorgiens nous quittent tout bonnement et que nous attendions dans l'incertitude ce qui allait se produire, suivant tant bien que mal le rythme de notre programme de travail. Ainsi le troisieme jour de la conférence nous nous sommes retrouvés en excursion au diable vauvert. Il y avait des routes effrayantes menant Dieu sait ou a travers les montagnes escarpées coupées de barrages ignorées de notre chauffeur et gardées par des miliciens armés. Il ne s'est arreté que lorsque je lui ai demandé a quoi servaient ces barrages. Des miliciens armés de mitraillettes nous ont expliqué que les barrieres délimitaient les tronçons de la route qui étaient sous le contrôle de la guérilla locale (nous ne savions pas qu'il y avait la moindre insurrection en Géorgie!), et qu'en plein jour cette derniere n'allait pas nous déranger. L'attitude de notre chauffeur nous laissait penser qu'il connaissait par leur nom les rebelles qui éventuellement auraient pu nous arreter. Nous contournions donc les obstacles et nous nous frayions un chemin sur des routes ou on ne pouvait avancer en ligne droite plus d'une cinquantaine de metres, a cause des trous dont l'abondance dépassait celle des boutons d'une varicelle bien développée. Notre course éreintante s'est terminée brusquement et sans avertissement, dans une petite ville. La, les organisateurs nous ont tout simplement fait descendre de voiture et sont partis régler leurs affaires.

Un étranger qui attend en plein jour sur une place d'une ville inconnue ne peut avoir recours qu'a une seule occupation pour calmer ses nerfs - prendre des photos. Nous avons donc sorti nos petits appareils photo automatiques et croyant passer notre temps d'une maniere utile, nous prenions des photos. Une petite hutte délabrée attira notre attention, c'était une espece de tente en bois portant une inscription " Remont obuvi1 ". C'était un tout petit atelier de réparation de chaussures. Ce qui n'aurait eu rien de particulierement intéressant s'il n'y avait pas eu a la porte de cet atelier une petite fille et un chiot. Tous deux étaient barbouillés et curieux, comme seuls les enfants savent l'etre. Ils nous observaient prudemment de la porte. Un cliché ravissant en toute circonstance. Chacun de nous a pris quelques photos, quand tout a coup une voix s'est fait entendre, parlant russe avec un accent géorgien :" Ou il est ce Slovaque?!"

Cette question fait partie des mysteres que j'ai rencontrés et qui resteront pour moi inexpliqués jusqu'a la fin de mes jours. Pourquoi d'entre nous tous cet inconnu m'avait-il précisément choisi, moi, et comment avait-il pu savoir que j'étais slovaque? C'était en effet un vrai mystere. Espérant découvrir une explication peu ordinaire, je me suis présenté avec empressement.
L'homme était ce genre de type qu'on peut trouver en Géorgie comme en Inde ou au Mexique. Ils passent leur vie piétinant ou s'asseyant en groupes dans les rues des villes et des villages, discutent, sirotent du thé et observent tres attentivement les moindres mouvements dans leur champ visuel. Le mieux serait de les saluer poliment a chaque fois qu'on passe dans " leur " rue. A premiere vue ils n'ont pas l'air effrayants mais ce sont eux qui constituent la garde de " l'opinion publique " d'une telle communauté de rue. Ils vous jugent aussitôt et si vous ne leur plaisez pas, le mieux a faire c'est de vous éloigner le plus vite possible. Le pire qui peut vous arriver, c'est d'avoir besoin de recourir a leurs services ou dépendre d'eux de n'importe quelle façon. Ils sont issus de cette couche de population des pays pauvres qui constitue la base de l'État. Je suppose qu'ils ne produisent pas grand chose, mais il est tres utile d'etre bien avec eux. Et c'est pour cette raison que notre entretien avec l'inconnu (hirsute et mal rasé aux vetements élimés) a commencé de la pire façon possible. L'homme s'est approché tres pres de moi, m'a regardé droit dans les yeux et m'a demandé d'un ton provocant, élevant la voix:" Pourquoi prends-tu en photo un estropié? "

J'ai compris, que ça allait mal. Dans la cabane avec l'inscription " Remont obuvi " devait se trouver un estropié. Ce qui est assez courant dans ce métier. Je ne l'ai pas vu, je ne le savais pas, mais ce n'était pas une excuse. L'inconnu était absolument convaincu, qu'il était bien dans son droit de donner une leçon a un étranger et il savait aussi bien que moi, qu'il pouvait compter sur la solidarité de ses compagnons de rue. Les estropiés et les enfants sont dans tous les pays intouchables. Malheur a tout étranger qui fait un faux pas dans ce domaine. Moi, je l'ai fait, meme sans le savoir.

Comme cela arrive dans des moments pareils, ceux qui devaient m'aider se tenaient autour en silence et observaient quelle suite prendrait ce spectacle inattendu. Les compagnons de l'inconnu commençaient a resserrer lentement le cercle autour de nous et a preter l'oreille. Chaque mot avait son importance et je savais bien que je pouvais parler de n'importe quoi sauf de l'estropié. Ça aurait donné a l'homme l'occasion de pouvoir donner une leçon toute prete déja a un étranger arrogant, hautain et insensible.

" Vous savez, cher ami ", commençai-je avec prudence. Dans un effort désespéré d'inventer quoi que ce soit, j'ai jeté un regard pensif a mes chaussures, mes chaussures en daim tant aimées, et la réponse salvatrice a vu le jour. " J'ai pris en photo votre " Remont obuvi ", parce que chez nous il n'y a plus d'ateliers de réparation de chaussures. "

" Vous le dites sérieusement? " l'homme regarda avec surprise mais aussi avec soupçon. Il sentait, que je l'entraînais sur un terrain inconnu et il ne renonçait pas facilement a quitter le sien.

" Absolument! Vous rendez-vous compte, chez nous on fabrique des chaussures de si mauvaise qualité, qu'il ne vaut meme pas la peine de les faire réparer. Rien que de la matiere plastique. Nous sommes obligés de les jeter directement. "

" Ça alors?! " s'étonna l'homme tout content. C'est toujours bon d'apprendre aux représentants de l'opinion locale quelque chose, qui leur donne un sentiment de supériorité. Dans ce cas ils aiment adopter une condescendance hospitaliere. " Vous etes donc tombés bien bas.. ."
" Eh, bien, c'est vrai, " je m'empressais d'approuver.

" Ou va ce monde, " l'homme décida d'entretenir la conversation, mais comme s'il regrettait de renoncer a l'éventuelle dispute entrevue, il a repris pour un instant le ton magistral et bienveillant. " Bien, si tu fais la photo d'une telle cabane, pourquoi ne fais-tu pas une photo de quelque chose de vraiment beau?! "

L'homme a montré d'un large geste la place, ou, il n'y avait vraiment rien de beau. Grâce a cela, je me suis rendu compte, que le cercle de curieux qui s'ennuyaient commençait a se disperser. C'était gagné, il suffisait de continuer a le caresser dans le sens du poil." J'économise la pellicule pour vos magnifiques montagnes. "

" Ah, oui, " approuva l'homme satisfait, " nos magnifiques montagnes. " Il regarda attentivement les cretes éloignées, comme s'il voulait vérifier que les montagnes étaient aussi belles que tous les jours, puis il a ajouté tout simplement : " J'habite non loin d'ici, viens prendre une vodka... "

De retour en Slovaquie, je racontais cette histoire a ma femme, avec un pathos héroique qui succede toujours a une grande peur suivie d'une fin heureuse. Plutôt que par mon histoire, drôle apres coup, elle était captivée par l'état de mes chaussures en daim." Tu portes ces chaussures impossibles depuis une éternité. Tu devrais en acheter de nouvelles ! "

J'étais juste en train de me déchausser, j'ai donc pris avec indignation les chaussures dans mes mains.

" Nouvelles chaussures ?! Pour remplacer celles-ci, qui sont inusables et représentent les derniers spécimens d'un travail de qualité fait a la main ?! "

Je lui ai mis les chaussures sous le nez comme preuve. Elle a hoché la tete comme si elle savait tout et avant de me laisser a mes naivetés, elle a ajouté : " Regarde donc mieux tes chaussures inusables. "

J'ai jeté un regard sur mes chaussures inusables et j'avais l'impression d'etre au bord d'un infarctus. Les semelles étaient completement fendues d'un bout a l'autre. Elles devaient etre ainsi entamées déja au moment ou j'avais eu la prise de bec avec l'inconnu devant la cabane géorgienne " Remont obuvi ". Mais je n'ai pas laissé tomber.

Dans un atelier de réparation de chaussures dans notre quartier ils m'ont mis carrément a la porte.

" Nous ne faisons plus des réparations de ce genre depuis bien longtemps. Nous ne réparons que ce qu'on peut recoller ou recoudre. Essayez en ville. "

J'ai essayé en ville. J'ai fait le tour de plusieurs ateliers de réparation, sans succes. Dans le dernier ils ont été particulierement patients avec moi. La femme au comptoir est partie avec mes chaussures quelque part derriere et est revenue avec elles et un vieux cordonnier de plus. Le cordonnier a pris les chaussures dans ses mains, en connaisseur, il a rompu completement les semelles cassées et a hoché tristement la tete.

" Il faudrait arracher les semelles completement et en mettre de nouvelles. Mais nous ne savons plus le faire. Il y a une vingtaine d'année, on nous a ordonné de bruler nos bonnes vieilles formes. Selon le plan quinquennal nous devions produire une telle quantité de chaussures dans notre pays que leur réparation n'aurait pas valu la peine ".

Je me souviens aussi de cette invention futuriste, mais de nos jours, on a de nouveau le capitalisme. N'est-ce pas?

" De belles chaussures, " il me les a rendus avec regret, " on n'en produit plus comme ça chez nous. Et plus personne ne vous les réparera dans ce pays. Peut-etre encore... "

" Je sais ", dis-je, car soudain une idée fataliste m'est venu, " je connais un endroit, ou on pourrait encore les réparer. "

Je suis rentré chez moi et j'ai déposé mes chaussures en daim tant aimées sur l'étagere. Car, qui sait? Un jour, si je me rends encore en Géorgie...

Traduction de Mária Michalková revue par Catherine Hubert

1 Veut dire " Réparation de chaussures " en russe

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