Wednesday, December 3, 2008

LA COMPAGNIE DES WAGONS-LITS

                                     LA COMPAGNIE DES WAGONS-LITS

Il est diverses manieres de voyager. Mais seuls les wagons-lits peuvent vous donner l'expérience d'un vécu partagé avec des personnes inconnues - jusqu'a l'intimité d'une nuit passée en commun. Nulle part ailleurs et en aucune autre circonstance, vous n'arriveriez a obliger une dame tenant a sa réputation a dormir avec un inconnu, voire plusieurs, sur des lits superposés. Les chemins de fer russes permettent a tout moment de vivre ce genre d'expérience. Ce qu'il y a de savoureux dans cette affaire c'est qu'on ignore jusqu'au dernier moment ce qui nous attend. Il n'est donc pas question de protester. Sur ce point, les chemins de fer russes, quelle que soit au demeurant leur misere, font preuve d'une grande astuce. Je ne suis heureusement pas une dame, mais je dois avouer que le trajet de Minsk a Varsovie, en compagnie de deux Biélorusses avec lesquels je partageais le meme compartiment, m'a donné du fil a retordre. J'aurais du etre prévenu a temps de ce genre d'aventures grâce au voyage aller jusqu'a Minsk. J'avais, pour changer, fait le voyage avec un couple russe, typique du jour d'aujourd'hui. Lui était un mathématicien de formation universitaire et elle, une ingénieur en mécanique. Sous le nouveau régime démocratique, ils avaient abandonné leur travail ridiculement payé pour se faire vendeurs de rue. Ils vendent des vetements et des étoffes en tout genre, dont personne ne voudrait chez nous, pas meme dans ses placards, de peur que les mites ne viennent se fourrer dans ces rebuts. Mais, en Russie, ça se vend comme des petits pains. Ainsi, un ex-mathématicien et une ingénieur en mécanique font chaque mois le trajet de Minsk a Varsovie. La, au marché Europe (c'est un ancien stade transformé en bazar et c'est en meme temps le plus grand monument consacré a ce genre de commerce en Europe), ils achetent des sacs pleins de chiffons avec lesquelles ils se hissent dans le train et bourrent tous les recoins du compartiment (je ne me suis préservé que ma couchette pour dormir), apres quoi ils sont tenaillés par la crainte que des pots de vin et diverses combines ne leur permettent pas de vivre avec leur famille un mois de plus.

Quant au fait que la Russie, comme la Biélorussie soi-disant indépendante qui releve de sa sphere, ne perdra jamais son caractere de pays aux frontieres infranchissables, vous en serez convaincu lors d'un arret a la frontiere entre la Pologne et la Biélorussie. On y détache les wagons et on les conduit un par un dans de grands ateliers. On les souleve a une hauteur de deux metres, et vous avec, et on remplace les essieux européens par des russes a écartement plus large. Pour que vous ayez, lors de cette opération, des sujets de réflexion, des douaniers arrogants vous prennent votre passeport et s'en vont avec. L'opération de substitution des roues comme celle de votre sentiment d'etre un citoyen conscient de ses droits par celui d'etre un étranger toujours suspect et privé de droits apparents, dure une heure et meme plus. Au cours de cette opération, d'étranges figures que vous pourrez revoir dans toute la zone d'influence russe font peu a peu leur apparition. Ce sont des femmes avec de grands sacs a provisions d'ou elles tirent des bouteilles de vodka, des cigarettes mais aussi des sacs contenant des pommes qu'elles proposent a la vente. Une marchandise qui passe pour banale dans la zone a écartement normal des rails est ici, a la frontiere de l'immense Russie, une source d'existence pour des milliers de gens. Dans des circonstances normales, elles pourraient faire quelque chose de plus utile. Par exemple enseigner les mathématiques ou exercer la profession d'ingénieur en mécanique.

Sur le chemin du retour dans le train de nuit de Minsk a Varsovie, le destin m'a attribué a nouveau un échantillon intéressant de compagnons de voyage. Sur le quai déja, j'avais aperçu un homme d'un certain âge. Il était accompagné par sa fille avec son mari et leur fille. Ils formaient un groupe singulier dont la petite fille babillarde était le membre le plus remuant, tandis que notre voyageur était le moins doté de vie. Celui-ci avait l'air sympathique mais il en émanait une lassitude socialiste. Les adieux relevaient également d'un rituel qui n'a plus cours chez nous depuis longtemps. Dans les pays a écartement normal des rails, les voyages se sont banalisés. On peut se déplacer ou l'on veut et quand on veut. Avec tous ces voyages, on n'a plus le temps de faire des adieux. Le petit groupe sur le quai a la gare de Minsk célébrait toutefois un rituel de silence embarrassé et mon compagnon de voyage est monté dans le train avec un soulagement manifeste a l'idée de ne plus avoir a réfléchir sur ce qu'il pourrait bien dire d'intelligent a ses proches au dernier moment. Il faut dire qu'il n'avait pas une tete a avoir une idée intelligente en un pareil moment.

Le second voyageur était le jeune collegue du premier. Il est arrivé en sueur au dernier moment et, tout content d'avoir pu tout faire, il est aussitôt entré en conversation avec moi. Il était emballé par ce qui l'attendait. Il allait a l'Ouest! En fait, ils allaient tous les deux représenter leur entreprise quelque part en Boheme. Quelqu'un de chez nous peut difficilement partager l'enthousiasme suscité par une expédition que nous, nous pouvons nous offrir autant que nous voulons. Mais j'ai essayé d'encourager au moins un peu le plus jeune des voyageurs, de justifier ses motifs de satisfaction en lui donnant des informations sur l'Occident a la tcheque. Des que le train s'est ébranlé, les deux Biélorusses se sont immédiatement adonnés a un autre rituel de voyage. Dans ces trains, soit il n'y a pas de wagon restaurant ou alors on n'y trouve rien, soit il y en a mais ce qu'on y trouve est de mauvaise qualité et trop cher.

Aussi il n'y a-t-il pas dans ces régions de voyageur expérimenté qui ne se munisse pas de provisions de chez lui. Mais ce que ces deux-la ont sorti était a vous couper le souffle. Le jeune a évidemment commencé par une bouteille de vodka et un poulet rôti. Mais le plus vieux lui a damé le pion avec un bocal de cornichons aigres et le plus grand sandwich que je n'aie jamais vu. C'était peut-etre une invention familiale - qui sait; en tout cas il se composait de plus de dix tranches de pain garnies de tout ce qu'on peut imaginer mais surtout de saucisson. Il avait presque cinquante centimetres de hauteur. Pour des gens qui voyagent peu ou qui ne peuvent pas du tout voyager, la nourriture est un substitut de la vie. En faisant bombance ils apaisent leur faim de voyages véritables, ils voyagent sur place. Et lorsque le destin leur offre un authentique déplacement, ils emportent cette habitude en voyage. Ils m'ont offert de partager leurs provisions. Et moi je leur ai rendu la pareille en leur proposant de la biere de chez nous et du chocolat dont j'avais l'intention de me nourrir tout au long du voyage de retour. Ainsi nous avons mangé, bu et discuté pratiquement deux jours...

Un festin de camaraderie universelle imposait sa loi dans notre compartiment. Avec le plus jeune, j'avais la partie facile car il ne cessait de poser des questions sur ce qui l'attendait en Boheme, tout l'intéressait. Et toutes les évidences que comporte la vie dans les pays a moindre écartement de rails l'amenaient a ressentir un étonnement et un enthousiasme authentiques. Avec le plus âgé, c'était plus difficile. Il sentait que, en sa qualité de doyen, il devait rayonner d'une certaine expérience de la vie mais il n'en avait apparemment aucune dans le domaine du voyage en "occident". Aussi essayait-il de poser des questions a l'aide d'observations tirées de vieux films russes. C'étaient des allusions vagues a des réflexions profondes, du genre "Qui est le plus grand philosophe au monde", ou il avait une réponse préparée a l'avance (Gandhi bien sur!) mais il n'avait pas la moindre notion de philosophie. En outre ce monsieur était plus qu'agacé par l'admiration ouverte et naive que son jeune collegue exprimait pour tout ce dont ils étaient dépourvus dans les pays aux larges écartements de rails. Le plus âgé estimait qu'une si grande soumission n'était pas digne, ni conforme aux intérets de l'État et que j'aurais du retirer de cette rencontre une meilleure impression de la Biélorussie. Bref, j'aurais du en apprendre quelque chose qui m'aurait garanti que le pays que je quittais n'était pas n'importe quoi. Nous avons bu, grignoté, le jeune homme posait infatigablement des questions, le plus vieux fronçait les sourcils en silence, regardait avec inquiétude par la fenetre et guettait son heure. Et celle-ci est venue.

Presque a la fin de notre voyage, avant Varsovie, au dernier moment, les yeux du plus âgé de mes compagnons de voyage se sont mis a briller. A dire vrai, j'ai formulé des voeux pour qu'une idée lui vienne. Il appartenait a la derniere génération qui a subi de bout en bout l'expérience communiste et qui ne peut meme pas prétendre aujourd'hui ne serait-ce qu'au respect des jeunes, car ces derniers ont a présent des soucis tout différents. Souffrir est mauvais, mais souffrir pour rien vous anéantit. L'effort de rechercher une ombre de dignité humaine dans des conditions tout a fait indignes est compréhensible. Nous ne sommes sur ce point ni meilleurs ni pires que les Biélorusses. La vodka, qui plus est, avait déja accompli son oeuvre et nous ressentions tous jusqu'aux larmes des sentiments de camaraderie et de fraternité indestructible: c'était la l'instant opportun pour poser la question entre toutes." Et au fait, est-ce que vous savez, Gustáv Augustínovič, ou se trouve le coeur de l'Europe ? "

J'ai hoché la tete de déception. Encore loupé! Ou plutôt il était tombé pour sa malchance sur le seul expert cardiologue de la question de l'ubiquité du coeur de l'Europe. Du temps de l'existence de la Tchécoslovaquie, on nous serinait que le coeur de l'Europe n'était autre que Prague. Malgré cela, devant l'aéroport international de Budapest une affiche accueillait les visiteurs de l'étranger en leur annonçant qu'ils entraient dans un pays qui apparemment était le coeur de l'Europe. La Slovénie également, au bord de l'Adriatique, aspire a ce titre de fierté dans les prospectus de la compagnie d'aviation Adria. En revanche Air France vous invite a voyager dans le monde entier a partir du coeur de l'Europe qui est - cela se comprend- la France. Memes affirmations au sujet du Luxembourg voisin et de la Hollande. J'ai entendu également un commentateur politique de la BBC assurer qu'il ne fallait pas prendre a la légere les troubles politiques de l'Italie, pays qui est tout de meme sis au coeur de l'Europe. Au contraire le Times de Londres a sous-titré un article sur la Bosnie: "Le coeur de l'Europe aux mains des Américains". A Varsovie meme, a la vitrine du Mégastore, j'ai trouvé un livre de Davies " Le coeur de l'Europe- Breve histoire de la Pologne ". Il n'est pas étonnant que le coeur de l'Europe qui doit se trouver simultanément dans tellement d'endroits soit menacé d'infarctus a tout instant... Outre les villes et les pays qui sont nombreux a prétendre au titre de coeur de l'Europe, des mesures précises déterminent le centre de ce continent. En fait il y en a trois. En Ukraine, a côté de la ville de Rahov, une colonne indique le centre exact du centre de l'Europe. Il y en a une semblable en Lituanie. Eh bien en Slovaquie, nous en avons une aussi, au sommet de je ne sais quelle montagne pres de la commune de Krahula qui se trouve, cela va de soi, en Slovaquie centrale. Dans le petit village hongrois de Tallya, on ignore sans doute absolument l'existence de ces centres officiels du vieux continent, car chaque visiteur des bistrots a biere du coin reçoit un diplôme pour sa visite du centre géodésique de l'Europe.J'ai essayé de fournir au voyageur biélorusse le plus âgé une explication sur la difficulté de localiser le coeur de l'Europe, mais il l'a résolument contestée. Il était tout bonnement agacé par la complexité poussée a l'extreme de mes spéculations d'occidental.

" Vous ne savez rien Gustáv Augustínovič! Vous ne comprenez rien. "Je soupçonnais depuis deux jours que cela finirait ainsi, mais j'étais curieux de la chute."

Le coeur de l'Europe se trouve, " pause significative, " dans notre Biélorussie lourdement éprouvée. Le centre de l'Europe, c'est nous! "

Mais ce n'était pas tout. Avant notre arrivée a Varsovie, je n'ignorais plus rien du rôle important que le peuple de ce pays si sous-estimé allait jouer dans l'avenir de l'Europe et du monde. D'apres mon compagnon de voyage, l'Europe est de fait le centre du monde: par conséquent, puisque la Biélorussie est le centre de l'Europe, elle est automatiquement le centre du centre du monde.

J'étais déja en train de descendre du wagon avec mes valises, lorsqu'il a conclu a mon oreille d'un chuchotement intime (et un peu chuintant sous l'effet de la vodka): " C'est nous qui sauverons le monde. Souvenez-vous en ! "Je m'en suis souvenu car je sais qu'il était sincere. Grâce a la vodka et a ces deux jours de voyage amical, ses défenses s'étaient relâchées et il avait exprimé ce qu'il pensait réellement au plus profond de son âme. Et il n'était peut-etre pas le seul. J'avoue moi aussi que j'aurais souhaité a la Biélorussie de sauver le monde. De fait le monde a besoin a chaque instant d'etre sauvé par quelqu'un et il est au fond indifférent de savoir qui se charge de ce travail ingrat. Si un jour donc vous avez le coeur lourd, ne désespérez pas. Droit au coeur de l'Europe, il y a des gens qui sont de loin plus mal en point que nous et dont néanmoins le souci principal est de nous sauver tous...

Traduit par Sabine Bollack



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